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«Un tunnel», par David Brun-Lambert

À quoi ressemble une journée de rêve à Montreux? Nous avons posé la question aux journalistes qui vous relatent chaque été les concerts et les coulisses du MJF! Retrouvez leurs récits, réels ou fantasmés, du 3 au 18 juillet sur notre site.

Récit imaginaire d’un endroit qui n’existe pas officiellement, mais finalement découvert alors qu’une idole jamais venue au Montreux Jazz y délivrait son premier concert.

D’abord, attendre que le hall du Monteux Palace se vide lorsqu’en face, littéralement de l’autre côté de la route, s’apprêtent à débuter les concerts du soir. Ce sera sans moi. Rendu calme, patient, mon badge pour une fois porté autour du cou en évidence, je suis un plan strict, me tenant à distance du desk derrière lequel attend le personnel de l’établissement.

«Mes fantasmes valent bien les vôtres»

À 20h50, selon le document que m’a glissé un type qui bosse avec un mec qui lui-même est proche d’une fille qui n’est pas étrangère à la programmation du Montreux Jazz, «B.», qu’on n’a encore jamais vu ici, devrait très brièvement traverser une zone retranchée du rez-de-chaussée pour se diriger incognito vers un espace protégé. Un périmètre inconnu des locataires de ce lieu, davantage encore des fans de la dame, et qui, si vous posez la question à des connaisseurs de la chose montreusienne, officiellement n’existe pas.

« Il y aurait un tunnel souterrain secret permettant de rejoindre directement le 2m2c depuis l’hôtel Fairmont Le Montreux Palace. Un tunnel long de cent cinquante mètres environ, toujours absent de mon palmarès d’urbexer… »

Pour autant, qui vient là chaque année depuis plusieurs décennies comme c’est mon cas, laissant trainer ses oreilles où il peut en quête de bonnes histoires, en a au moins une fois entendu parlé: il y aurait un tunnel souterrain secret permettant de rejoindre directement le 2m2c depuis l’hôtel Fairmont Le Montreux Palace. Un tunnel long de cent cinquante mètres environ, toujours absent de mon palmarès d’urbexer, et par lequel, à ce qu’on dit, aurait transité la plupart des artistes indispensables à vos vies ayant un jour joué ici: Montreux Jazz, territoire de musique devenu fabrique à souvenirs et machine à fantasmes. Question fantasmes, d’ailleurs: les miens consistent à «craquer» les lieux secrets dont recèle ce bout de Riviera. On ne les jugeras pas. «Mes kiffs valent bien les vôtres», aurait rappelé William Burroughs.

Mais, gaffe: déjà 20h45. Les fans de B. qui, un temps, faisaient le pied de grue devant l’hôtel ont rejoint les boiseries du Stravinski. Ça doit suer sévère là-bas, maintenant. Ça doit se demander ce qu’elle peut bien faire, la reine, espérant dans un bruit de fond assourdissant enfin la voir apparaître après s’être rongé les sangs. Il y a de la beauté dans cette patience mêlée d’excitation et d’angoisses étouffées, non? Il y a la vulnérabilité et l’éclat d’une humanité pour un instant réconciliée dans cette attente agitée.

Je m’évapore

20h51 qui cogne. Et c’est à moi qu’elle apparaît furtivement l’idole dans un chuintement de tissu et de frottements de pas sur le sol. Depuis ma position, pas moyen de la distinguer nettement, cependant, trois molosses et une nuée d’assistants l’escortant, autoritaires, vers un couloir ordinaire. Direct, je les suis. Une fille derrière le desk relève la tête. Je salue un peu bêtement. Et accélère, détale, disparaît («je m’évapore», dirait Nick Cave). L’entrée d’un couloir quelconque me fait face. À son entrée, pas de sécurité particulière, de caméra ou, comme je le craignais, de garde du corps chargé de couvrir les arrières de B. Plus même l’artiste elle-même, d’ailleurs, filée à grandes enjambées avec sa clique. En clair: rien qui traduise un secret d’importance ou encourage à l’exploration urbaine. Plutôt, attend un couloir d’une dizaine de mètres au sol marbré donnant sur une porte privée de digicode. Et derrière, un autre boyau bizarrement incurvé aux murs d’un blanc délavé, néons rivés au plafond. Au bout: un accès ouvrant sur un ascenseur, cette fois surveillé.

« Peut-être que depuis ce tunnel où je traîne, dans cette pâleur étourdie mais pourtant apaisante, on la perçoit, même de façon minuscule, cette énergie. »

Parvenu là, on se hissera jusqu’à l’avant-dernier étage du 2m2c: les backstages du Strav’, sa plateforme encombrée de flight cases, le staff qui gesticule, les musiciens qui piaffent, les danseurs qui s’étirent, B. qui se tait, tandis qu’à côté s’épaissit un bourdonnement bientôt mué en rugissement quand la reine passe le rideau noir qui précède la rampe menant à la scène. Alors, chacun peut éprouver ce quelque chose qui brusquement bascule dans l’air, comme annonçant l’ouverture d’un temps neuf. Peut-être que depuis ce tunnel où je traîne, dans cette pâleur étourdie mais pourtant apaisante, on la perçoit, même de façon minuscule, cette énergie. Elle dit : «Montreux Jazz communie». Mais pas question de remonter, pour autant. Pas immédiatement. Plutôt, savourer encore cet endroit que j’ai finalement trouvé et qui n’a notoirement jamais existé. «Ce n’est pas une évasion hors de la réalité, aurait défendu Burroughs. Mais une tentative pour la modifier».

David-Brun Lambert, journaliste culturel (Le Temps, etc.), auteur et producteur radio