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«Kendrick, besoin d’air», par Arnaud Robert

À quoi ressemble une journée de rêve à Montreux? Nous avons posé la question aux journalistes qui vous relatent les concerts et les coulisses du MJF chaque été! Retrouvez leurs récits, réels ou fantasmés, du 3 au 18 juillet sur notre site.

On a oublié jusqu’à l’odeur de la sueur, l’haleine mêlée de bière portugaise, les peaux qui se frôlent dans une halle surchauffée, les infrabasses qui se fracassent contre d’autres infrabasses, la rumeur du lac, les hamburgers et les sushi, la peur de manquer quelque chose, gravir les escaliers quatre à quatre, toujours manquer le début, ne pas cacher sa bouche derrière un masque et Kendrick, Kendrick qui déambule sur l’avenue Claude Nobs, il n’a l’air de rien, ses petites tresses compactes, il a décidé cet été de quitter Los Angeles et de se déconfiner à Montreux – son plus-que-frère, le saxophoniste Terrace Martin, lui a rappelé les stores jaunes du Palace, la lenteur et le calme. Alors, ils ont pris un jet. Pour fuir cet été maudit où l’on ne respire pas.

«Kendrick Lamar a dit: “Je viens, mais je joue dans le club et vous ne m’annoncez pas”». 

Kendrick Lamar a dit: «Je viens, mais je joue dans le club et vous ne m’annoncez pas». C’est le seul concert de cette 54e édition annulée. Sur les réseaux sociaux, le festival a offert 300 billets pour une soirée spéciale, sans plus de précision. Les estivants désœuvrés se sont inscrits. Ils arrivent le soir par petit paquets masqués, les mains et l’esprit alcoolisés, il y a l’euphorie d’un truc dont on n’a plus l’habitude : être ensemble. Mathieu Jaton transpire, il dit en deux langues que la surprise est énorme, il annonce Robert Glasper et Terrace Martin qui se lancent dans une version si poignante d’«Impressions», tordue de binaire et de bitume, qu’on croit cette musique écrite hier.

«Glasper, en hoodie sombre, lance ensuite un « Maiden Voyage » dont il tourne longtemps les accords introductifs.»

Glasper, en hoodie sombre, lance ensuite un « Maiden Voyage » dont il tourne longtemps les accords introductifs. «Mesdames et messieurs, voici mon maître, le compositeur de ce standard que j’ai appris quand j’avais 10 ans, au Texas, grâce à ma mère: Herbie Hancock.» Il a 80 ans, les cheveux d’un noir presque bleuté, il est entouré de jouets électriques; ils travaillent «Rock It», le jazz qui embrasse le hip-hop à pleine bouche, pour mélanger leurs anticorps. Personne n’a plus peur et, quand Kendrick Lamar entre enfin, on trouve qu’il ressemble à Coltrane et personne n’est surpris. C’est une nuit démesurée, de conjuration et d’exorcisme.

«A un moment, Kendrick lit un poème qu’il a écrit dans un souffle. Il parle d’un sol brûlant, d’un homme qui affirme clairement qu’il ne respire plus et qui n’est pas entendu.» 

A un moment, Kendrick lit un poème qu’il a écrit dans un souffle. Il parle d’un sol brûlant, d’un homme qui affirme clairement qu’il ne respire plus et qui n’est pas entendu. Il parle d’un pays asphyxié et d’un monde où les masques finiront bien par tomber. C’est drôle, on avait presque oublié, dans cette pandémie qui nous prive de musiciennes et de musiciens, à quel point leur art n’est pas un surplus d’âme ou une décoration; il est la substance même de nos coexistences pacifiques. Quand Kendrick dresse le poing, Montreux n’est plus qu’un silence épais. Il ne nous parle pas d’une terre lointaine, mais d’ici et de maintenant. Une respiration.

Arnaud Robert collabore notamment avec Le Temps et la RTS.