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«Il jouait du piano dans l’eau», par Anne-Sophie Jahn

À quoi ressemble une journée de rêve à Montreux? Nous avons posé la question aux journalistes qui vous relatent chaque été les concerts et les coulisses du MJF! Retrouvez leurs récits, réels ou fantasmés, du 3 au 18 juillet sur notre site.

Ça n’avait pas été simple de faire tenir le piano sur le bateau. On avait d’abord dû le faire rouler jusqu’à la rive, puis le porter sur des flotteurs géants, avant de le faire glisser sur une scène pneumatique. Le Yamaha Disklavier de 2,7 mètres pesait plus de 300 kilos. Elton John lui-même avait pris un peu de poids pendant les préparatifs du concert en Suisse, n’ayant pu résister aux fondues, chocolats et saucisson vaudois…

«Quincy se souvint comment ce projet totalement fou était né, un an auparavant, dans les coulisses du Stade de la Saussaz. Il était venu voir son vieux copain chanter pour sa tournée d’adieu, enchaînant les tubes devant 15 000 spectateurs fascinés.»

«C’est la noyade assurée», murmurait Quincy Jones en observant les manœuvres depuis la terrasse ombragée du Montreux Music & Convention Centre. Horrifié par cette idée, mâchant avec délice un petit blini couvert de caviar, Quincy se souvint comment ce projet totalement fou était né, un an auparavant, dans les coulisses du Stade de la Saussaz. Il était venu voir son vieux copain chanter pour sa tournée d’adieu, enchaînant les tubes devant 15 000 spectateurs fascinés. Le concert avait été épatant, vraiment. Pas de doute, Elton savait mettre l’ambiance. On avait trépigné pendant «Bennie And The Jets», frétillé sur «Saturday Night’s Alright», hurlé les paroles de «Rocket Man», pleuré lorsqu’il avait interprété «Sorry Seems To Be The Hardest Word»… «Tu a été sensass Elton !», avait-il dit à la star en la prenant dans ses bras. A travers ses lunettes roses, les yeux d’Elton pétillaient.

  • Et ce départ, avec le piano quittant la scène, tout le monde a adoré! 
  • Thank you! La prochaine fois, je jouerai sur le lac…

Dans l’excitation du moment, tout le monde avait approuvé.

  • Ce serait génial, Elton!
  • Quelle bonne idée!
  • Franchement, personne n’a cru que c’était vraiment ta tournée d’adieux.
  • Tu vas t’ennuyer à mourir si tu arrêtes!
  • Dis plutôt adieu à cette chemise blanche et met celle à paillettes chéri ça mincit.

On s’était embrassés, smac smac, effacé les traces de rouge à lèvres sur les joues, et puis on était rentrés se coucher, après avoir bu un dernier verre au Belvédère, la tête pleine d’étoiles dansantes, ne pensant plus à cette folle idée. Mais le lendemain, l’équipe de Sir Elton John avait appelé les programmateurs du festival.

  • On fait comment pour l’organisation du concert d’Elton sur l’eau?
  • Euh…

«Le plus grand chanteur de tous les temps chantant sur le lac Léman? On avait dit oui à tout: l’arrivée sous-marine d’Elton John sur la scène flottante, l’envol des colombes pendant «Candle In The Wind», les poissons volants au-dessus du piano noir brillant…»

Impossible de dire non. Le plus grand chanteur de tous les temps chantant sur le lac Léman? On avait donc dit oui à tout: l’arrivée sous-marine d’Elton sur la scène flottante, l’envol des colombes pendant «Candle In The Wind», les poissons volants au-dessus du piano noir brillant…

Elton avait débarqué au Montreux Palace 12 mois plus tard avec son équipe (une centaine de personnes) pour tout coordonner. C’était dément. Tous se tenaient maintenant sur la berge, à crier des instructions tandis que le précieux instrument menaçait de s’écrouler sur les techniciens qui le portaient, à moitié plongés dans l’eau… Enfin il bascula, dans un petit humf, sur la scène. Ouf. Il flottait désormais au milieu du lac, calme comme un miroir bleu, de la même couleur que le ciel, et on ne pouvait plus distinguer les nuages de l’air caressant l’eau, pas plus que l’horizon, dans ces variations azur. Le piano était-il dans l’eau, à l’envers, à l’endroit? C’était beau. A ce moment, Elton, enveloppé dans une grande cape brillante et étanche, sorti des profondeurs. Tonnerre d’applaudissements. Il hocha la tête et commença à jouer. «I’m still standing, yeah yeah yeah!»

Anne-Sophie Jahn, Le Point